Stéphane HOEBEN
Consultant indépendant
en Éducation et Ressources Humaines – 15/03/22
Le concept de différenciation est de plus en plus présent pour viser la mise en place d’apprentissages adaptés à tous les élèves, dans une logique inclusive. Hélas, sur le terrain, un bon nombre d’enseignants me renvoient des questionnements, des difficultés voire leur désarroi quant à sa mise en œuvre en évoquant, à juste titre, des obstacles de différents niveaux. À les entendre, un seul mot d’ordre viendrait à l’esprit en évoquant le mot différenciation : « Courage, fuyons ! ! ». Cet article a comme intention de mettre en exergue des réalités afin d’éviter des culpabilités souvent mal placées et de mobiliser nos énergies positives pour là où c’est possible.
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Des obstacles liés au « discours »
En pleine crise Covid entraînant la fermeture de nombreuses classes, voire d’écoles entières, à plusieurs reprises, le Ministère de l’Éducation a déclaré qu’on devra « rattraper les apprentissages ». Cette affirmation constitue, si pas une aberration, au moins un réel manque de clarté intellectuelle. En effet, l’enseignement pourrait être proposé à un rythme plus élevé, car oui il serait possible de « VOIR » son programme plus vite, en tant qu’enseignant ! Mais que l’élève puisse apprendre plus vite… ça, NON ! NON ! En effet, l’apprentissage peut être postposer ce qui entraine une accumulation à la fin d’un laps de temps défini (une année scolaire). L’affirmation régulière de « rattraper les apprentissages » renforce la confusion du sens du mot « apprendre » avec le mot « enseigner ». En anglais, la distinction est claire grâce aux termes « To teach » et « To learn ».
Sur le terrain et dans certaines sphères, l’appropriation du concept de différenciation s’est faite principalement dans le pôle « enseignement ». Cela a abouti à une confusion avec le concept de « diversification / variation / variété ». Lors du colloque de consensus de la CNESCO (2017), A. Forget précisait ainsi : « La pédagogie différenciée est une pédagogie des processus : elle met en œuvre un cadre souple où les apprentissages sont suffisamment explicités et diversifiés pour que les élèves puissent travailler selon leurs propres itinéraires d’appropriation tout en restant dans une démarche collective d’enseignement des savoirs et savoir-faire communs exigés.
Une confusion courante subsiste néanmoins entre différencier et varier son enseignement. Si diversifier ses gestes d’enseignement constitue une dimension fondamentale de la différenciation, cette condition n’est pas suffisante pour autant. La différenciation pédagogique dépasse l’idée d’offrir des conditions d’apprentissage variées puisque ces mêmes conditions ne sont pas déployées par hasard mais bien en réponse à des besoins préalablement identifiés chez les élèves. »1
Depuis l’apparition du concept en 1986, de nombreux auteurs universitaires ont fait évoluer le concept dans le pôle « apprentissage » autour d’une définition proche de celle-ci :
« La différenciation est une recherche permanente de cohérence entre l’apprentissage de chaque élève et l’évaluation formative (observation et dialogue) des enseignants. Cette dynamique – liée à la responsabilité de la profession – repose sur deux dimensions : éthique et méthodologique. »2
Cette dernière définition montre ô combien le rythme de l’apprentissage est donné par l’apprenant et non par le programme d’enseignement. Le rôle de l’enseignant, organisateur des apprentissages, se focalise plus sur ce que chaque élève apprend en l’encourageant, en l’observant, en vérifiant au fur-et-à mesure ses acquis et son attitude face à la tâche.
Des obstacles liés à l’évaluation certificative et aux programmes d’enseignement
Sur le terrain, bon nombre d’enseignants expriment une oppression grandissante générée par l’incohérence perçue entre la présence régulière d’ évaluations externes « uniformes », la densité des programmes qui empêche de s’adapter aux rythmes des apprenants et l’évaluation des « performances » via le pilotage par les résultats traduits dans les contrats d’objectifs en lien avec des indicateurs de performance chiffrés. Et pourtant, de nombreuses recherches3 sur l’évaluation insistent sur les dangers d’une évaluation trop fréquente car elle réduit les temps d’apprentissage et modifient le but de l’école : Réussir les épreuves devient plus important que développer la pensée. On peut se questionner sur l’intérêt des recherches universitaires et notamment des travaux de l’ADMEE lorsqu’on voit la politique des organisations à ce sujet.
La densité des programmes pose aussi question. En effet, comment assurer l’apprentissage des enfants et la différenciation – qui demande du temps – lorsque les programmes sont trop denses. Dans le monde de l’Éducation particulièrement, où l’on est très souvent dans un idéal, l’évaluation de faisabilité est inexistante. On ne se pose pas systématiquement la question pragmatique : « Y a-t-il assez de temps pour qu’un élève apprenne les prescrits que nous avons créés ? ». C’est assez invraisemblable que lors de l’évaluation d’un projet ou d’un programme, dans d’autres contextes sociétaux, c’est une question qui se pose naturellement : « Est-ce que c’est faisable dans notre contexte et avec nos moyens ? ». Bien entendu, même un programme très dense peut être enseigner ! Mais comme énoncé dans la première partie, la différenciation concerne l’apprentissage de chacun. Cette absence d’évaluation de faisabilité lors de la construction des programmes et des référentiels constitue à mon sens un manque de respect des enfants et des enseignants.
Des obstacles liés aux contextes qui s’entrechoquent
« Comment différencier sans s’épuiser ? » Lors de chaque intervention pédagogique sur le sujet de la différenciation, les équipes enseignantes expriment les difficultés qu’elles rencontrent face à la mise en œuvre de la différenciation.
Aujourd’hui, hormis les nombreux problèmes liés à la pandémie, le contexte général dans lequel les enseignants doivent s’organiser s’est largement complexifié, voire dégradé. L’éducation globale des enfants et l’influence des médias modernes les préparent moins à accepter un enseignement traditionnel, ce qui pose des problèmes de gestion de classe. De surcroît, il est demandé aux écoles de prendre en compte les difficultés des enfants qui nécessitent des aménagements raisonnables (troubles), de tenir compte des problèmes sociaux tout en assurant l’ingestion de nouveaux prescrits légaux (référents et programmes nombreux).
Les équipes enseignantes doivent en même temps :
- ingérer des éléments de développement professionnel (appropriation des référents et plan de pilotage) ;
- gérer du collectif avec des finalités certificatives (programme et évaluations certificatives) ;
- jongler selon les besoins personnels des enfants (aménagements) ;
- différencier…
Face à ces tensions entre des intérêts personnel et collectif, le pouvoir central a prescrit aux enseignants la mise en place de la différenciation… Mais comment maintenir le cap de l’apprentissage et de la différenciation avec une bonne vingtaine d’enfants différents dans ce contexte peu facilitateur ?
Un légitime réflexe de survie amène les enseignants à chercher la sécurité plutôt qu’à se mettre en danger dans un changement de paradigme par la centration sur la construction des savoirs, des concepts et des procédures. La tendance majoritaire dans les pratiques consiste donc à continuer d’enseigner des matières concernées par les épreuves certificatives en essayant au mieux de diversifier son enseignement et en tentant de s’organiser pour remédier quand les élèves n’y arrivent pas.
Des obstacles liés au marketing pédagogique basé sur l’émotionnel
Fréquemment, suivant les effets de mode, on voit surgir dans les écoles beaucoup de diversifications chatoyantes : des classes « ateliers » sur divers sujets, des classes du dehors, des classes flexibles, des méthodes clés sur porte pour tenir compte du « profil » des élèves, des ludothèques pour divertir, des sièges variés pour le confort… Si toutes ces initiatives diversifiées peuvent contribuer à développer un climat de classe positif et entretenir la motivation externe de l’enfant à aller à l’école, elles ne résolvent pas la question de l’apprentissage des savoirs car elles sont peu centrées sur la construction de la pensée et donc la mise en mémoire de savoirs. Ces changements ont un impact sur le contexte mais ne concernent pas les processus de mise en mémoire à long terme.
Par ailleurs, le temps passé à l’organisation variée et aux sollicitations diverses diminue fortement le temps propice à l’apprentissage et à l’évaluation formative en classe. En conséquence, les enfants qui auraient besoin de temps pour apprendre sont encore moins sollicités pour leurs apprentissages métacognitif.
Le monde de l’enseignement n’échappe pas au marketing ambiant qui repose sur l’émocratie (dictature de l’émotion) et propose un discours en permanence articulé sur le ludique, le plaisant, l’agréable afin d’appâter le client. Or, la différenciation demande plutôt de la réflexion, de la prise de recul, de l’analyse systémique au moyen d’une évaluation formative pertinente aussi bien dans le chef de l’enseignant que dans celui de l’élève. On est donc bien loin de la logique des « La classe de Mme/Mr… » sur FB qui fonctionnent soit sur des coups de cœur, soit sur des mises en page modernes et attrayantes, soit dans une logique de cadeau. La différenciation et la construction des savoirs y sont quasi absentes car les informations publiées doivent être courtes et donner envie d’être « ami ». On retrouve dans ces dispositifs la confusion entre la différenciation et la diversification.
Des obstacles liés à un concept peu vendeur
Comme l’apprentissage nourri d’évaluation formative, de métacognition et d’enseignement explicite fonctionne sur un mode temporel plus long et plus discret, le concept de différenciation n’est pas très « sexy ». En effet, pour accompagner de façon pertinente des enfants en apprentissage (donc face à un défi / un obstacle), il est nécessaire de réfléchir au but et au sens de l’activité, aux moyens mis à disposition et aux stratégies attendues, de s’arrêter sur les obstacles rencontrés par les enfants…
Tout cela coûte de l’énergie et ne crée pas de la sécurité. Il faut donc aujourd’hui être courageux, passionné et humble pour se lancer dans la mise en place d’une pédagogie différenciée. Celle-ci nécessite d’oser être différent des collègues peu enclins au changement, de pratiquer un brin d’anarchisme face aux programmes, de manifester du scepticisme face à la séduction des modes pédagogiques, d’asseoir ses propos sur des lectures, de résister aux peurs des parents, de soigner sa confiance en soi, de croire obstinément en les capacités de chaque enfant, de…
En conclusion, MERCI à tous les enseignants qui s’engagent au bénéfice des enfants qui leur sont confiés !
1 Cnesco (2017) Différenciation pédagogique : comment adapter l’enseignement à la réussite de tous les élèves ? Dossier de synthèse. http://www.cnesco.fr/fr/differenciation-pedagogique/
2 Hoeben S. & Leroy P.M.(2020) Je différencie en classe pour mieux tenir compte des écarts entre élèves. Atzéo éditions
3 Menées par exemple à l’ADMEE, la MCLCM….