Les textes officiels demandent aux enseignants de différencier leurs pratiques pour aider les enfants à combler leurs lacunes. Et on leur propose de réaliser des évaluations dites diagnostiques pour partir d’où ils sont. A côté de la peur des manques de la formation, une autre tendance se développe de plus en plus, notamment en vue de mettre en place des aménagements dits raisonnables : déterminer les troubles « dys », les types d’apprentissages quand ce n’est pas d’intelligence.
Dans ces orientations, l’objectif est toujours de placer l’enfant dans une « case » permettant à l’institution scolaire de réduire la complexité de la situation pour arriver à un produit fini rapide. Dans un cas comme dans l’autre, c’est l’enfant qui est en problème, pas l’école ! On sait pourtant depuis longtemps que toute difficulté est d’abord le résultat d’un processus interactif et qu’une mise en avant d’un problème risque de peser lourd sur le développement de tous : c’est ce qu’on appelle l’effet « Pygmalion », où, aussi bien l’enfant que l’enseignant intègrent la difficulté comme une caractéristique du sujet. Ensuite chacun s’y conforme. Les recherches montrent qu’un enfant aidé suite à un classement dans telle ou telle difficulté réussit, le plus souvent, moins bien qu’un enfant de même niveau de départ qui n’a pas été stigmatisé par une étiquette de ce genre. Au niveau neuronal, toute « suggestion » est d’une puissance énorme pour le développement. Quand va-t-on en tenir compte, notamment pour mettre en place les conditions, difficiles mais possibles, qui peuvent, en partie, palier cet effet ?
Si cette dernière solution est parfois indispensable, elle doit être limitée au maximum. Ne pourrait-on pas, plutôt, commencer par concevoir la différenciation autrement ?
L’enfant vient à l’école pour apprendre ce qu’il ne sait pas, et non pour montrer ce qu’il sait déjà. Il est donc normal de ne pas savoir. Ce n’est pas un « défaut », mais une occasion pour se mettre en route pour apprendre à partir de ce qu’on est.
Devant une difficulté, le réflexe est de simplifier les situations proposées. Les neurosciences nous apprennent pourtant que toute simplification est un obstacle à une bonne formation du fonctionnement neuronal. Il serait donc plus adéquat de proposer aux enfants de vraies situations complexes d’apprentissage (différent de situation complexe fonctionnelle ! (1) ) où l’enseignant pourrait observer les essais et erreurs des cheminements de chacun. Comme pour tout apprentissage, une situation complexe exige de pouvoir être répétée plusieurs jours de suite. Ce temps des répétitions nécessaire aux apprentissages des enfants permet une meilleure observation de tous et donc aussi des rétroactions variées de la part de l’enseignant en vue de conduire chacun vers une maîtrise réelle de l’objectif poursuivi. C’est au niveau des rétroactions de l’enseignant que la différenciation la plus pertinente se situe.
Ces rétroactions peuvent être de plusieurs types :
- pour interroger et amener l’apprenant à fournir des explications ou à faire appel à ses connaissances en mémoire (rappel),
- pour montrer ou informer sur le contenu ou sur la démarche,
- pour contredire en vue d’obliger l’apprenant à approfondir.
Les rétroactions immédiates, au moment de l’apprentissage, sont les plus efficaces. Dans ce contexte, ce n’est pas l’enfant qui est stigmatisé, c’est la situation interactive dans laquelle il se trouve à ce moment-là qui est analysée. Si les moyens utilisés par l’enseignant sont pertinents et permettent de résoudre progressivement les difficultés de la situation, il y a progrès pour tous. Non seulement les objectifs peuvent être atteints au fur et à mesure des expériences, mais chacun construit une plus grande confiance dans ses moyens.
C’est dans cette différenciation des rétroactions que la compétence de l’enseignant est fondamentale et n’est jamais totalement acquise comme dans n’importe quel métier. Il doit posséder, en tête, de nombreux critères d’observation et pouvoir y adapter ses réactions. Voici trois types de critères :
- Les critères à propos des fonctions mentales, présentes à un moment donné mais toujours en évolution, comme les types de perception (visuel, auditif, …), le mode de réaction (Séquentiel, simultané, …), et surtout les fonctions exécutives (2) qui sont vraiment la base à développer le plus rapidement possible.
- Les critères liés aux savoirs des apprenants : bonnes et mauvaises représentations. (3)
- Les critères liés aux difficultés inhérentes à une discipline : « les nœuds matières ».
Quels que soient les critères reconnus en situation, ils ne sont jamais des caractéristiques du sujet, mais des caractéristiques de l’interaction de l’enfant avec les données qu’il possède et celles qu’on lui a fournies.
Cette manière de voir la différenciation ne stigmatise pas les enfants avec toutes les conséquences que l’on voit depuis que l’école existe. Des moyens d’agir autrement existent, et permettent d’apprendre une plus grande tolérance sans sacrifier les exigences d’une formation à la hauteur pour tous. (4)
Joseph Stordeur (mars 2021)
[1] Une situation complexe d’apprentissage est une situation construite autour d’un nœud matière, d’un obstacle et qui est proche de l’utilisation normale de ce contenu.
Une situation complexe fonctionnelle est une situation de vie ou proche de la vie de tous les jours, et où cette liaison avec la vie cache ce qui est à apprendre aux yeux de beaucoup d’enfants (Beautier – Millet & Croiset – …).
[2] Marylène BOLLE & Joseph STORDEUR. Comment développer les fonctions exécutives dans le fondamental ? Editions atzéo. 2020
[3] Nous pouvons illustrer la difficulté de ce niveau par une expérience que nous venons de vivre. En relisant un ensemble de textes glanés en cours de carrière, nous venons de redécouvrir deux expériences à propos de la conservation du nombre à partir des théories de Jean Piaget (1999 et 2005). Les auteurs s’étonnent que les enfants maîtrisent beaucoup plus tôt la conservation de la quantité quand on étale davantage des objets placés en désordre que lorsque les objets sont en ligne. Et ils reconnaissent n’avoir pas d’explication crédible. Actuellement, on proposerait probablement l’idée que les enfants n’arrivent pas à inhiber (voir (2) ci-dessus) le savoir qu’une plus grande longueur correspond à une plus grande quantité comme la vie le leur montre souvent. Ce savoir, difficile à inhiber, n’est pas un obstacle dans le cas des objets situés en désordre.
[4] Marylène BOLLE & Joseph STORDEUR. « Je mesure dès la maternelle et après » Ed. atzéo. 2015
Marylène BOLLE & Joseph STORDEUR. « Je dénombre dès la maternelle et après » Ed. atzéo. 2016
Marylène BOLLE & Joseph STORDEUR. « J’écoute et je parle dès la maternelle et après » Ed. atzéo. 2017
Marylène BOLLE & Joseph STORDEUR. « J’écris et je lis dès la maternelle et après » Ed. atzéo. 2018