Évelyne Charmeux
La grammaire, la fait-on comme on fait de la poterie, ou de la soupe ? Et, pour produire quoi ? Question incongrue. Il paraît que c’est nécessaire à la maitrise de la langue… Vérifions-le dans un manuel (CE1 & 2 1).
On trouve des leçons, aux titres étranges, pour un enfant de sept-huit ans : Le complément d’objet direct, COD, Les subordonnées circonstancielles, Le passé simple de l’indicatif, avec des définitions, puis une règle à apprendre, puis des exercices d’application qui demandent d’appliquer la règle en précisant si tel mot est, ou non, un COD, une subordonnée circonstancielle ou un passé simple de l’indicatif.
Où est l’aide pour mieux utiliser la langue ? Et d’où sortent ces règles que le manuel présente ? On doit les appliquer, donc, elles sont prescriptives. Mais alors, qui les a prescrites ? Quel Dieu de la langue les a dictées du haut d’un mont ? En fait, aucune d’elles n’a la moindre légitimité : fausses ou incomplètes pour la plupart, elles sont de pures inventions, issues d’une paresseuse routine.
Quant aux noms à donner, mal conçus, incompréhensibles, ils empêchent les enfants de construire les notions qui permettent de comprendre comment fonctionne une langue. Or, pour maitriser une machine, les noms des pièces ne suffisent guère : c’est son fonctionnement qu’il faut connaitre… Pour maitriser la langue, notre machine à communiquer, les enfants ont donc besoin, non pas d’une grammaire qui enseigne les noms des pièces, mais d’un système d’étude qui permette de comprendre comment elle fonctionne. On passe du “Comment ça s’appelle ?” à “Comment ça marche ?”. C’est beaucoup plus compliqué ? Et alors ?
Quelques esprits mal intentionnés pourraient penser, ici, qu’enseigner un savoir simple, qui ne sert à rien, pourrait être en haut lieu, un choix conscient et délibéré : fournir une illusion de savoir évite les inconvénients d’un savoir solide trop répandu… Qui sait ?
En tout cas, une chose est certaine, la grammaire que proposent les manuels et les programmes officiels n’est pas celle qu’il faut.
Quelle grammaire alors ?
Une première certitude pour répondre : la langue étant un fait, une donnée de notre environnement, les règles qui la dirigent ne peuvent être que des règles de fonctionnement qui ne s’appliquent pas, mais se découvrent par observation et analyse. Le rôle d’une grammaire, digne de ce nom doit être de permettre à ceux qui utilisent le français, leur langue, de connaitre les éléments, les pièces qui la constituent, de comprendre comment elles sont reliées entre elles, comment elles fonctionnent, et comment on s’en sert, pour communiquer avec d’autres personnes.
Savoir cela est chose essentielle à la liberté de chacun. L’ouvrier qui sait comment marche sa machine est infiniment plus libre que celui qui ne sait que s’en servir : celui-ci sera perdu devant une nouvelle version de l’outil, tandis que celui-là, parce qu’il en maitrise la théorie n’aura aucune peine à s’adapter aux nouveautés. Et celui qui, par sa condition sociale risque d’être mal jugé, ou méprisé, saura se défendre s’il maitrise le langage et ses ressources.
Le devoir de donner cette maitrise à tous est un devoir sacré de l’école : c’est à ça que sert la grammaire. Mais pas n’importe laquelle, ni n’importe comment ! Pour savoir à quelles conditions une grammaire va pouvoir jouer ce rôle, il faut ne pas oublier qu’étudier le fonctionnement d’une machine n’est possible que si la machine fonctionne, et qu’il faut pouvoir le faire pendant qu’elle fonctionne. Si je ne mets pas le moteur en marche, je ne saurai jamais comment marche une machine. Or, cela sera impossible si j’ai étalé chacune de ses pièces par terre pour les étudier séparément.
On voit l’intérêt de la comparaison : les manuels qui étudient les sortes de mots les uns après les autres (les noms, les adjectifs, les verbes, les fonctions, etc.) ne proposent que des pièces mortes, impuissantes à faire comprendre comment elles permettent de communiquer. Et voilà pourquoi la grammaire que nous avons subie étant enfant ne nous a jamais servi à rien, sauf — et encore, pas pour tous — à étaler des connaissances inutiles aux examens.
Une grande différence, cependant, sépare la langue, d’une machine : la machine existe, même arrêtée. La langue, au contraire, n’existe pas au repos. C’est une notion abstraite, qu’on ne peut ni observer ni analyser. Elle doit être en fonctionnement pour être étudiée… c’est-à-dire dans les textes qui nous entourent. Or, ces textes ont été produits dans des situations, dites de communication, dont tous les paramètres ont joué un rôle dans la manière dont ils ont été formulés : le lieu où elles ont eu lieu, les partenaires qui les ont menées et les projets de ces partenaires, etc.
Il s’ensuit que la connaissance de tous ces paramètres est indispensable à l’étude. D’où l’impossibilité de la mener sur des phrases inventées, hors de tout contexte, comme c’est le cas dans la majorité des manuels.
Faire de la grammaire, ou plutôt Étudier la langue, n’est possible que sur des textes connus, dont on connait les auteurs, et la situation qui les a produits. Le travail de grammaire apparait ainsi comme le prolongement du travail de lecture : en lecture, on construit la, ou les significations du texte ; en grammaire, on découvre comment l’utilisation de la langue a permis de les comprendre.
Bref, en lecture, on consomme et savoure le texte ; en grammaire, on repère la recette pour le produire. Une aide pour la production. Une lecture plus sure et des outils pour écrire.
Une autre pédagogie
La langue est un fait qui appartient à notre environnement. On l’étudie comme les plantes, par une observation réfléchie (comme on disait en 2002). Observer les faits, les classer, les comparer, voir comment ils évoluent et tenter de savoir pourquoi.
Il s’agit donc d’aider les élèves à avoir un autre regard, décalé, sur ce qu’ils ont lu, regarder, à la loupe, certains détails des textes, susceptibles de faire apparaitre comment la langue devient signifiante.
L’enseignant va donc proposer aux enfants des séances de travail (au primaire, comme au collège), sur des extraits de textes déjà lus, avec pour mission :
- De se mettre en petits groupes de trois élèves.
- De dire quels sont ces extraits, de quels textes ils sont tirés, et ce qu’ils racontent.
- De suivre une consigne, consistant, par exemple, pour un travail d’orthographe, à comparer entre elles, les différentes graphies du même mot, répété plusieurs fois dans l’extrait, pour formuler des hypothèses d’explication de ces différences.
- De poser les questions que ce travail leur pose (« C’est à l’enfant à poser des questions », disait Freinet).
- De préparer un rapport de groupe. Puis de débattre en grand groupe, pour formuler, avec l’aide de l’enseignant une règle suggérée par les constats, règle qui ne peut être que provisoire : en langue, comme en botanique, il est impossible de généraliser, puisqu’on n’a évidemment pas la totalité des cas possibles 2. D’autres séances similaires doivent être prévues pour un travail en syntaxe grammaticale, en syntaxe du verbe (l’emploi des temps par ex.), en vocabulaire…
Mais les programmes ?
Grande question ! Évidemment, les contenus à enseigner sont indiqués dans les programmes, et il va de soi qu’on doit les suivre…, mais rien n’oblige à le faire dans l’ordre où ils y sont énumérés. L’enseignant, qui est un professionnel de l’enseignement (rappelons-le, car il arrive que les ministres l’oublient), va organiser leur acquisition, en repérant dans les textes qui ont été travaillés en lecture, les passages où l’on découvre tel type de fonctionnement, correspondant à tel point du programme. Chacun des textes lus ayant droit aux quatre séances d’étude de la langue : grammaire, orthographe, conjugaison, vocabulaire.
Mais alors, quelle progression ?
Ah ! La sacrosainte progression ! Faut-il le rappeler ? La célèbre progression, qualifiée de logique, qui commence par des éléments simples, pour, progressivement, accéder à la complexité, n’a qu’un défaut, celui d’être parfaitement étrangère au fonctionnement de l’être humain. Les apprentissages que le petit enfant se construit dès sa venue au monde, et même avant, se sont effectués sans cette progression-là, dans le plus parfait désordre, au fil de ses rencontres. Ce n’est que plus tard, en grandissant, qu’il découvre des liens entre ses savoirs, qu’il peut repérer ce qui les différencie, et qu’il devient capable d’effectuer une opération capitale, impossible jusque-là, celle de l’analyse, grâce à laquelle il va découvrir qu’ils sont constitués d’éléments simples, qu’on ne voit pas, mais qui sont semblables à l’intérieur d’objets pourtant différents : c’est ce qu’on appelle l’abstraction.
Dans l’expérience d’un enfant, le simple (toujours abstrait) arrive bien après le complexe familier, la seule chose qui corresponde pour lui à ce qui lui est facile. Les exemples ne manquent pas : en lecture, on commence par des lettres ou des sons, choses mortes, étrangères à un petit, alors qu’il sait reconnaitre le nom de sa ville, le CD de sa chanson préférée ou le titre de l’histoire qu’il veut entendre… Et, c’est ainsi dans tous les autres domaines… Seule progression efficace pour les apprentissages d’un enfant : celle qui s’appuie sur ce qu’il connait, pour l’aider à s’approprier ce qu’il ne connaissait pas.
Une non-conclusion
En pédagogie, comme dans la plupart des domaines de notre vie, rien n’est jamais conclu, n’en déplaise aux ministres qui le prétendent. Cette grammaire-là est possible ; elle a été vécue, avec bonheur, il y a plusieurs décennies. Trop peu de temps, car tout a été fait en France, pour qu’elle soit oubliée rapidement. L’adopter ne coute rien : on n’a aucun besoin de manuel pour cela. Juste un guide pour l’enseignant. Or, la raison de sa rapide disparition est justement là : vendre un seul guide par classe, au lieu de trente manuels, c’est un fameux manque à gagner pour leurs fabricants…
Ne pourrait-on imaginer une société qui mettrait l’intérêt des enfants avant les profits de quelques adultes ?
1 Deuxième et troisième année primaire
2 N’est-il pas inquiétant pour la formation morale des enfants que les manuels osent proposer des règles généralisées et définitives ? Leurs auteurs ignorent-ils qu’une règle prescriptive ne peut pas avoir d’exceptions, sans cesser d’être une règle ? C’est pourtant un principe de base de la logique…
Extrait de la revue TRACeS 248 (Cgé) – Grammaire – décembre 2020 / Pourquoi faire de la grammaire ? Et comment ?